Cet article vient compléter le premier où l’origine environnementale de l’épidémie a été mise en exergue. Il s’arrête sur la nécessité de saisir l’occasion que nous offre la pandémie pour à la fois reconstruire une société plus résiliente et pour réorienter nos systèmes sociaux, économiques et financiers.
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Soyons clairs, se projeter sur la voie de sortie de l’imbroglio cauchemardesque ‘’coronesque‘’ est une réaction irréfléchie si elle n’est pas étayée par une analyse judicieuse des tenants et des aboutissants de ce choc sanitaire pluridimensionnel. Il en est de même si nous n’essayons pas de comprendre cette situation chaotique caractérisée par une cascade de problèmes aigus : chute rapide des indicateurs et scepticisme aboutissant à une désorganisation complète de notre système qu’on croyait robuste.
Rappelons-le, dans notre contexte tunisien, il s’agit d’un système économique de libéralisation vieux d’environ un demi-siècle qui mérite d’être revu, rectifié et même remis en question. Ce qui a toujours représenté des plaies pour ce système de développement en Tunisie, c’est essentiellement la surexploitation des ressources naturelles, la courbe exponentielle d’une pollution tous azimut où aucun milieu n’est épargné sans omettre de signaler le flagrant accroissement des inégalités entre individus et régions. Mis à part l’indicateur du PIB qui ne présente pas une image exhaustive de la situation, c’est avec des vecteurs tels que l’égalité, la qualité de vie et la durabilité que devrait être jaugée notre croissance et notre richesse. L’économie du care et le travail domestique sont aussi des facteurs importants que le PIB ne tient pas en compte alors qu’ils sont essentiels pour notre bien-être social et économique.
Il est absurde qu’un tel système aussi défaillant puisse s’éterniser et marquer encore les prochaines décennies, surtout après un choc aussi puissant qui a révélé la fragilité des secteurs considérés comme vitaux pour la Tunisie. Ce qui est encore plus étonnant c’est que la contreperformance économique masquée par des discours élogieux est défendue avec acharnement par certains économistes tunisiens. Une telle attitude et un tel entêtement à sauver un modèle injuste et vétuste ne fera que condamner et léser les générations futures à qui on va léguer des dettes pharamineuses à payer et un capital naturel anéanti.
La sévérité et l’ampleur de la dégradation du capital naturel et du pic de la pollution sont la conséquence de mauvais choix, qui ont bien évidemment un coût. Ce dernier est estimé par la Banque Mondiale à hauteur de 2,7% du PIB selon la note d’orientation 2016-2020. Un chiffre très probablement sous-estimé puisqu’en 1999 des rapports attestaient déjà que les coûts étaient entre 1,6 et 3,4% du PIB, soit entre 390 et 840 millions de dinars par an. A cela s’ajoute le coût des dommages sur l’environnement global, estimé à environ à 0,6% du PIB, sachant qu’en 1999, le PIB Tunisien était estimé à près de 25 milliard de Dinars (Environmental Economics Series, 2004). Même les chiffres de 1999 ne tenaient pas comptent de tous les aspects, puisque le changement climatique ne figurait pas parmi la liste des aléas étudiés. Dans le même contexte, la Commission européenne a estimé en 2011 que le coût total de la dégradation considéré comme un avantage perdu pourrait atteindre au minimum l’équivalent de 4% du PIB en 2020.
En fait, nous avons été victimes de la passivité et de notre résignation face à ce système défaillant.
‘’Bien qu’on se réfère dans cet article au PIB, il demeure un indicateur incomplet puisqu’il ne prend pas en compte certains indicateurs fondamentaux comme l’épuisement des richesses naturelles et les dommages que l’humain provoque, sans omettre le coût de l’inaction climatique et environnementale. Pire encore, le PIB a des externalités négatives sur le principe de soin en général, que ce soit envers la planète Terre et des écosystèmes ou la notion de soin au sein de la famille et de la société’’.
Nous subissons les conséquences d’un modèle de développement archaïque, ravageur et obsolète, responsable de la marginalisation des régions intérieures suite aux politiques de littoralisation des deux pôles industriels et touristiques, accélérant l’exode rurale et provoquant une explosion démographique dans les zones côtières. Le littoral tunisien s’est fragilisé avec le temps, subissant une énorme pression due aux industries lourdes, énergivores et très polluantes d’un côté et de l’autre au tourisme balnéaire de masse qui exerce une pression sur les ressources naturelles, consomme énormément d’énergie, fragilise le littoral, accélère le degré d’érosion et provoque la surconsommation d’eau. D’ailleurs, plus de 94% des capacités hôtelières se situent sur le littoral et plus de 84% des entreprises occupent la zone côtière.
Face à tous ces problèmes, le ministère de l’environnement peine à transformer notre vécu et à faire le poids face à la triste réalité dominée par la pollution sur tous les plans (marine, terrestre et atmosphérique). Pourtant, en tant qu’autorité, il dispose de toutes les pièces du puzzle pour plaider en faveur du développement durable et pour orienter les secteurs vers une croissance soutenable qui respecte le droit constitutionnel des citoyens à jouir d’un environnement sain. Tout un arsenal de législation environnementale existe déjà et régit le fonctionnement d’un nombre d’agences environnementales tutelles au ministère de l’environnement depuis des décennies, mais, l’aspect théorique domine. D’autre part, si les institutions environnementales n’ont pas connu d’évolution au cours des dernières années, se trouvant limitées peu à peu à un rôle purement administratif, la législation environnementale quant à elle s’est notablement consolidée avec la constitutionnalisation des droits environnementaux tels qu’énoncé dans le préambule et les articles 13, 44 et 45 de la Constitution de 2014. Le démarrage du processus de décentralisation depuis les élections de mai 2018 et l’adoption de l’Instance Constitutionnelle de Développement Durable et des Droits des Générations Futures sont aussi considérées comme des prouesses pour la législation environnementale en Tunisie. Le problème réside dans la mise en application de ces textes de lois considérés comme des acquis à consolider.
Dans le même contexte et en dépit des lacunes citées précédemment, il convient d’énumérer les acquis sous forme d’innombrable et très volumineux plans d’orientation et stratégies exhaustives développées par ledit ministère dans le but de relever les défis majeurs d’ordre social, environnemental et économique. Nous citons à titre d’exemple la Stratégie National du Développement Durable (2012) et la Stratégie de l’Economie Verte (2014-2020). Pas besoin de citer les fonds de développement et de dépollution et autres dons que reçoit le ministère depuis plusieurs bailleurs de fonds internationaux chaque année.
Le diagnostic du contexte tunisien dans ces rapports officiels reflète clairement notre triste réalité, notamment sur l’accroissement des inégalités sociales et des genres et le non-respect des équilibres écologiques. Ils s’accordent tous que le système économique est insoutenable et qu’il importe de le reformer en profondeur. L’expérience a montré que cette panoplie de stratégies n’est malheureusement pas élaborée dans le but de provoquer un changement quelconque, mais elles se contentent de ressasser les faits déjà prouvés sans ouvrir de véritables perspectives. Est-ce à dire qu’il manque de l’audace pour mettre en œuvre ces plans. Au vue de la réaction du ministère de l’environnement et celui des affaires locales face à la propagation de la pandémie en Tunisie, il est légitime de se demander pourquoi n’avons-nous jamais eu une réaction pareille face aux multiples enjeux environnementaux et les crimes écologiques dont on connait bien les faits, les causes et les impacts, la problématique du climat comme exemple. Est-ce l’effet de la médiatisation lié aux multiples enjeux de la pandémie? ou bien est-ce un manque flagrant de volonté et conviction politique de la part des ministres qui se sont succédé depuis la révolution sans qu’aucun ne parvienne à donner à l’environnement et au développement durable une signification concrète ?
Si l’on se projette dans un avenir proche succédant au chaos qu’a marqué la pandémie, les conférences et discours peints en vert reprendront certainement et la page sera tournée, mais qui osera appeler au changement de cap radical et total?
Un changement impliquera sans doute des choix difficiles et des sacrifices, mais dans une situation inédite comme celle provoquée par la covid-19, ne serait-il pas judicieux que ces réflexions soient remises sur table et que l’on mette fin à des décennies d’incohérence entre discours et rapports d’un côté et action concrète de l’autre ?